vendredi 10 décembre 2010

François Jullien: la transformation silencieuse

François Jullien est philosophe, sinologue et directeur de l’Institut de la pensée contemporaine. La vidéo que je vous propose est un peu longue mais comment faire court en ce domaine ? Elle présente une conférence de François Jullien au colloque Chine Méditerranée du 5 Juin 2008 à l'école Centrale de Marseille soit un an avant la publication de son ouvrage titré: "Les transformations silencieuses". Mon commentaire ne fait suite ni à la conférence, ni à l'ouvrage mais à ma rencontre directe avec F. Jullien hier au sein d'un petit groupe d'amis dirigeants d'entreprises.

François Jullien est un philosophe de formation classique puisant aux sources grecques. Cherchant, un point d’observation en recul par rapport à la tradition grecque, il est devenu sinologue et réinterroge notre tradition philosophique mais aussi notre pensée stratégique ou managériale depuis ce point de vue différent. Il aboutit au constat majeur que l’Occident a privilégié des capacités analytiques et techniques qui lui permettent de modéliser tandis que la Chine a mieux su se mettre à l’écoute des transformations silencieuses.
Ne voulant pas paraphraser François Jullien ni tenter de le résumer, ce qui serait abusif, je voudrais juste retenir ici une application de son travail à nos activités économiques qui renvoie à deux visions très différentes de l'efficacité.

Un concept: la transformation silencieuse plutôt que l'action "bruyante".

Nos traditions philosophique et managériale nous conduisent à privilégier l’action, et même à ironiser sur les « contemplatifs » qui ne seraient pas dans l’action. L’efficacité à l’Occidentale est donc toujours plutôt locale et ponctuelle quitte à s’adjoindre des « plans d’actions » (voir des road maps !). On s’attachera, dans cette logique de l’action, à un résultat quantifiable faisant suite à une chronologie précise balisée par des événements "bruyants", symboliques et mobilisateurs. Voici deux ouvrages très représentatifs: Les transformations silencieuses et Traité de l'efficacité

A l’inverse, la tradition de la sagesse mais aussi de la politique chinoises conduisent à souligner les transformations silencieuses, systémiques et globales des phénomènes sous-jacents. Dans cette tradition de la transformation silencieuse, il s’agit de créer ou de repérer et de promouvoir  les conditions qui favorisent l’apparition de la situation à potentiel …
L’image mise en avant n’est pas celle du héros qui force la décision de la bataille  qui sauve l’entreprise de la crise ou qui marque l'essai de la gagne. L’image mise en avant est celle du paysan qui bine, sarcle, arrose et favorise la croissance de la plante, celle du sage stratège qui fait mûrir la situation avant de saisir sa chance. Deng  Xiaoping est par exemple  présenté comme l’architecte de la rénovation lente, patiente, avisée de la Chine maintenant amenée à jouer les premiers rôles…

Une conséquence : la « pensée globale » plutôt que la pensée des causalités


Adopter cette posture, c’est développer une pensée systémique, globale qui accepte la pluralité des causes et la diversité des effets et d’accueillir le flou, l’incertain. Il s’agit d’une pensée de la complexité, particulièrement adaptée selon moi à ces situations qui nous interrogent et mettent en échec notre pensée technicienne et causale. Comme illustrations, je vous renvoie pour la complexité à mon petit billet sur Eric Berlow, à celui sur G. Soros pour les crises financières et à l’intervention de Tim Ward sur les extinctions massives. François Jullien, sur ce dernier point, nous le dit explicitement: le réchauffement climatique est une transformation silencieuse. Pour nous qui en constatons les effets, c’est une crise, une rupture, une catastrophe car notre pensée analytique peine à en modéliser tous les paramètres. F. Jullien nous rappelle alors que l’idéogramme chinois pour « crise » accole deux symboles : celui qui désigne le risque et celui qui désigne l’opportunité !
 
Une recommandation : penser avec nos deux cerveaux !

L’ayant interrogé directement sur sa présentation un peu simplificatrice, François Jullien reconnaît implicitement que celle-ci est analytique à l’occidentale. Il reconnaît notamment que toute la pensée grecque n’est pas uniformément dualiste à l’image de celle de Platon et qu’il faudrait nuancer en en appelant à Héraclite, à Démocrite ou aux cyniques (j’y ajouterais volontiers Epicure et les cyrénaïques). Il accepte de dire qu’il y a des différences entre les philosophies européennes notamment entre la tradition française et allemande d’une part et les pragmatiques anglo-saxons de l’autre.  Il reconnaît aussi que ses étudiants chinois trouvent son point de vue probablement très occidental et que les chinois modernes sont par ailleurs très capables d’analyser, de modéliser et de produire industriellement  … mais là n’est pas l’important.
Nous devrions tirer du travail de F. Jullien l'enseignement suivant. Alors que les chinois ont tiré de leur précédente situation d’infériorité (une courte parenthèse de trois siècles !) un apprentissage provenant de l’Occident, ils n’ont pas oublié leur tradition des transformations silencieuses. Ce faisant, ils ont aujourd’hui la capacité d’avancer sur leurs deux jambes : la traditionnelle et l’occidentale ou, pour risquer une analogie qui ne serait peut-être pas validée par  un neurobiologiste (à vérifier !): penser avec leurs deux cerveaux !!

Contradictions (ajout du 22/02/2011):

Afin d'être le plus complet possible et pour démontrer à mes contradicteurs superficiels que je ne suis pas un "Storyteller" à la solde d'une "idéologie" particulière je vous signale incidemment un autre auteur, (un sinologue Suisse), Jean François Billeter qui s'est violemment opposé à François Jullien notamment sur la question de l'immanence dans la pensée chinoise. Ne l'ayant ni lu, ni rencontré, je n'en dirai rien. Je vous renvoie à une interview de philomag.com qui me semble un bon résumé. A première vue, la querelle ne semble en rien porter sur la question de l'efficacité, je n'enlève donc rien à ce que nous apporte François Jullien.

Une ouverture: apprendre à penser la complexité 

Là se trouve l’écart véritable:  l'avantage réel de la Chine sur l’Occident. Celui-ci est  toujours fasciné par les causalités directes, les images héroïques, les événements mobilisateurs et spectaculaires. Tout occupé qu’il est de surcroît à se culpabiliser et à se repentir ou à se fasciner pour l’exotisme des spiritualités orientales, il n’a pas encore véritablement acquis cette capacité à fonctionner en plus sur le mode des transformations silencieuses. Il ne s’agit pas de perdre nos acquis, il conviendrait de les compléter pour penser  la complexité avec nos deux cerveaux.
J’aurais donc volontiers tendance à associer ce nouveau mode de pensée à l’approche écologique de E. Berlow, à la survenance des réseaux de N. Christakis et à celle des mèmes de R. Dawkins ou de Dan Dennett dont je vous parlerai dans de futurs billets.
Pour un commentaire complémentaire de l'ouvrage de F. Jullien, je vous renvoie en outre à l'excellent blog de Michel Volle.

Aucun commentaire: